« Le Héros des Siècles ne sera pas un homme, mais une force. Aucune nation ne pourra le revendiquer, aucune femme le retenir, aucun roi le tuer. Il n’appartiendra à personne, pas même à lui-même. »
21
Kelsier lisait en silence tandis que son bateau progressait lentement le long du canal en direction du nord. Parfois, disait le texte, je m’inquiète de ne pas être le héros pour lequel tout le monde me prend.
Quelle preuve avons-nous ? Les paroles d’hommes morts depuis longtemps, que l’on qualifie seulement maintenant de prémonitoires ? Même si nous acceptons les prophéties, seule une interprétation ténue les relie à moi. Ma défense de la Colline de l’Été est-elle réellement le « Fardeau par lequel le Héros sera adoubé ? » Mes mariages multiples pourraient me conférer un « Lien dépourvu de sang aux rois du monde », si l’on y réfléchit sous le bon angle. Il existe des dizaines de phrases similaires qui pourraient faire allusion à des événements de ma vie. D’un autre côté, il pourrait tout aussi bien s’agir de coïncidences.
Les philosophes m’assurent que le moment est venu, que tous les signes sont apparus. Mais je persiste à me demander s’ils ne se sont pas trompés d’homme. Tant de gens dépendent de moi. Ils disent que je tiendrai entre mes mains l’avenir du monde entier. Que penseraient-ils s’ils savaient que leur champion – le Héros des Siècles, leur sauveur – doute de lui-même ?
Peut-être n’en seraient-ils absolument pas choqués. D’une certaine façon, c’est ce qui m’inquiète le plus. Peut-être, au fond de leur cœur, s’interrogent-ils – tout comme moi. Quand ils me regardent, voient-ils un menteur ?
Rashek paraît le penser. Je sais que je ne devrais pas laisser un simple porteur me perturber. Mais il est de Terris, d’où les prophéties sont originaires. Si quelqu’un était capable de repérer un imposteur, ne serait-ce pas lui ?
Malgré tout, je continue mon périple pour me rendre là où les augures affirment que j’affronterai mon destin – je sens les yeux de Rashek dans mon dos tandis que je marche. Remplis de jalousie. De raillerie. De haine.
En fin de compte, je crains que mon arrogance ne nous détruise tous.
Kelsier baissa le livret, tandis que sa cabine tremblait légèrement sous les efforts des haleurs au-dehors. Il était ravi que Sazed lui ait fourni un exemplaire des parties traduites du journal du Seigneur Maître avant le départ de la caravane de bateaux. Il n’y avait strictement rien à faire durant le voyage.
Heureusement, le journal était fascinant. Autant qu’étrange. Il était dérangeant de lire des mots écrits à l’origine par le Seigneur Maître en personne. Aux yeux de Kelsier, le Seigneur Maître était moins un homme qu’une… créature. Une force maléfique qu’il fallait détruire.
Pourtant, la personne présentée dans le journal paraissait bien trop mortelle. Il doutait et réfléchissait – il paraissait être un homme non dénué de profondeur, et même de caractère.
Cela dit, il vaudrait mieux ne pas trop se fier à son récit, songea Kelsier, passant les doigts sur la page. Les hommes voient rarement leurs propres actions comme non justifiées.
Malgré tout, l’histoire du Seigneur Maître lui rappelait les légendes qu’il avait entendues – des récits murmurés par des skaa, débattus par les nobles, mémorisés par les Gardiens. Ils affirmaient qu’autrefois, avant l’Ascension, le Seigneur Maître était le plus grand des hommes. Un meneur apprécié de tous, auquel on avait confié le destin de toute l’humanité.
Malheureusement, Kelsier savait comment se terminait l’histoire. L’Empire Ultime lui-même était l’héritage du journal. Le Seigneur Maître n’avait pas sauvé l’humanité ; il l’avait asservie. Lire un récit de première main, contempler les doutes et débats internes du Seigneur Maître, ne rendait l’histoire que nettement plus tragique.
Kelsier reprit le journal pour continuer sa lecture ; cependant, son bateau commença à ralentir. Il jeta un coup d’œil par la vitre de sa cabine pour regarder en amont. Des dizaines d’hommes avançaient d’un pas traînant le long du chemin de halage – une petite route longeant le canal – en tirant les quatre péniches et les deux barges qui composaient leur convoi. C’était un moyen de voyager efficace, bien qu’il nécessite une main-d’œuvre importante ; des hommes tirant une péniche le long d’un canal pouvaient déplacer des dizaines de kilos de plus que s’ils portaient de simples ballots.
Mais ils s’étaient arrêtés. Devant, Kelsier distinguait un mécanisme d’écluse, au-delà duquel le canal se divisait en deux parties. Une sorte de carrefour fluvial. Enfin, se dit Kelsier. Ses semaines de voyage prenaient fin.
Kelsier n’attendit pas l’arrivée d’un messager. Il sortit simplement sur le pont de la barge et fit glisser dans sa main plusieurs pièces contenues dans sa bourse. Il est temps de donner dans le spectaculaire, se dit-il en laissant tomber une pièce sur le bois. Il brûla de l’acier et se propulsa dans les airs.
Il s’élança en diagonale, atteignant rapidement une hauteur d’où il apercevait toute la rangée d’hommes – dont une moitié tirait les bateaux tandis que l’autre marchait en attendant son tour. Kelsier décrivit un arc, lâchant une autre pièce tandis qu’il passait devant l’une des péniches chargées de fournitures, avant d’y exercer une Poussée lorsqu’il entama sa descente. Les candidats soldats levèrent les yeux, désignant avec une crainte respectueuse Kelsier en train de s’élever au-dessus du canal.
Kelsier brûla du potin pour renforcer son corps tandis qu’il se laissait tomber sur le pont de la barge qui menait la caravane.
Yeden sortit de sa cabine, surpris.
— Lord Kelsier ! Nous venons, hum, d’arriver au carrefour.
— Je vois ça, répondit Kelsier avec un coup d’œil le long de la rangée de bateaux.
Sur le chemin de touage, les hommes parlaient avec excitation en le montrant du doigt. C’était étrange d’employer l’allomancie aussi visiblement en plein jour, et devant tant de gens.
Je n’ai pas le choix, se dit-il. Cette visite est la dernière occasion qu’auront ces hommes de me voir avant des mois. Je dois leur faire forte impression, leur donner quelque chose à quoi s’accrocher, si tout ça doit fonctionner…
— Et si nous allions voir si le groupe provenant des grottes est arrivé pour nous attendre, demanda Kelsier en se retournant vers Yeden.
— Bien sûr, dit celui-ci, qui fit signe à un serviteur d’arrêter sa barge le long du canal et de sortir la passerelle.
Yeden paraissait surexcité ; c’était réellement quelqu’un de très sincère, ce que Kelsier pouvait respecter, bien qu’il manque un peu de charisme.
J’ai eu le problème inverse presque toute ma vie, songea Kelsier avec amusement, tandis qu’il descendait du bateau en compagnie de Yeden. Trop de présence et pas assez de sincérité.
Les deux hommes longèrent la rangée de haleurs. Près de l’avant de la ligne, l’un des Cogneurs de Ham – qui jouait le rôle du capitaine de la garde de Kelsier – les salua.
— Nous avons atteint le carrefour, lord Kelsier.
— Je vois ça, répéta Kelsier.
Un épais bouquet de bouleaux poussait devant eux, longeant une côte qui allait se perdre dans les collines. Les canaux s’éloignaient des bois – il y avait de meilleures sources de bois dans d’autres parties de l’Empire Ultime. Cette forêt-là était ignorée par la plupart.
Kelsier brûla de l’étain, grimaçant légèrement lorsque la lumière du soleil se mit à l’aveugler. Mais ses yeux accommodèrent et il parvint à percevoir des détails – ainsi qu’un léger mouvement – dans la forêt.
— Là-bas, dit-il en jetant une pièce dans les airs, avant d’y exercer une Poussée.
La pièce fila et alla heurter un arbre. Le signal convenu ayant ainsi été donné, un petit groupe d’hommes camouflés quitta l’abri des arbres, foulant la terre tachée par les cendres en direction du canal.
— Lord Kelsier, le salua l’homme qui occupait la tête de la file. Je suis le capitaine Demoux. Je vous en prie, rassemblez vos recrues et accompagnez-moi – le général Hammond est impatient de vous rencontrer.
Le « capitaine » Demoux était un homme bien jeune pour être à ce point discipliné. Il avait à peine une vingtaine d’années et menait son petit groupe d’hommes avec un degré de gravité qui aurait pu passer pour de la suffisance s’il avait été moins compétent.
Des hommes plus jeunes que lui ont mené des soldats au combat, songea Kelsier. Ce n’est pas parce que j’étais un dandy à son âge que tout le monde doit l’être. Regarde cette pauvre Vin – à peine seize ans et elle est déjà d’une gravité à concurrencer Marsh.
Ils empruntèrent un passage détourné à travers la forêt – sur ordre de Ham, chaque groupe prit un chemin différent pour éviter de laisser une piste. Kelsier jeta un coup d’œil aux deux cents hommes qui le suivaient, fronçant légèrement les sourcils. Leur piste resterait certainement visible, mais il n’y pouvait pas grand-chose – le mouvement de tant d’hommes serait presque impossible à masquer.
Demoux ralentit, agitant la main, et plusieurs membres de son équipe s’avancèrent maladroitement ; ils ne possédaient pas la moitié du sens des convenances militaires de leur chef. Malgré tout, Kelsier était impressionné. Lors de sa visite précédente, les hommes avaient fait preuve d’une totale absence de coordination, comme la plupart des parias skaa. Ham et ses officiers avaient bien travaillé.
Les soldats retirèrent de fausses broussailles, dévoilant une fissure dans le sol. L’intérieur en était sombre et du granit en tapissait les bords. Ce n’était pas une colline ordinaire à flanc de coteau, mais une simple faille dans le sol qui menait droit en dessous.
Kelsier resta debout en silence, baissant les yeux vers la faille noire hérissée de pierre. Il frissonna légèrement.
— Kelsier ? demanda Yeden, fronçant les sourcils. Que se passe-t-il ?
— Ça me rappelle les Fosses. Elles ressemblaient à ça : des fissures dans le sol.
Yeden pâlit légèrement.
— Ah. Heu, je…
Kelsier le fit taire d’un signe.
— Je m’y attendais. Je suis descendu chaque jour dans ces grottes pendant un an et j’en ressortais toujours. Je les ai battues. Elles n’ont aucun pouvoir sur moi.
Afin de prouver ses dires, il s’avança et descendit dans l’étroite crevasse. Elle était tout juste assez large pour qu’un homme costaud s’y faufile. Pendant qu’il descendait, Kelsier vit les soldats – aussi bien ceux de Demoux que les nouvelles recrues – le regarder en silence. Il avait volontairement parlé assez fort pour qu’ils l’entendent.
Qu’ils voient donc ma faiblesse, et qu’ils me voient la vaincre.
C’étaient là des pensées courageuses. Mais une fois descendu sous la surface, ce fut comme s’il se retrouvait de nouveau là-bas. Écrasé entre deux murs de pierre, tâtonnant avec des doigts tremblants. Au sein du froid, du noir, de l’humidité. Il fallait que ce soient les esclaves qui aillent chercher l’atium. Des allomanciens se seraient sans doute montrés plus efficaces, mais recourir à l’allomancie près des cristaux d’atium les faisait éclater. Le Seigneur Maître employait donc des condamnés. Il les forçait à descendre dans les Fosses. À descendre en rampant, toujours plus bas…
Kelsier s’obligea à avancer. Ce n’était pas Hathsin. La faille ne se prolongerait pas pendant des heures, et il n’y aurait pas de trous tapissés de cristaux où il fallait plonger des bras déchiquetés, ensanglantés – tendus en quête de la géode d’atium qu’ils contenaient. Une géode ; voilà qui achetait une semaine de vie supplémentaire. Vécue sous les fouets des contremaîtres. Sous le règne d’un dieu sadique. Sous un soleil devenu rouge.
Je vais transformer tout ça pour les autres, songea Kelsier. Je vais tout améliorer !
La descente lui était pénible, bien plus qu’il ne l’aurait jamais avoué. Heureusement, la fissure s’ouvrit bientôt sur une grotte plus grande. Il se laissa tomber sur le restant du trajet, atterrit sur un sol de pierre irrégulier, et sourit à l’homme qui attendait là.
— Sacrée entrée que tu as là, Ham, lança Kelsier en s’époussetant les mains.
Ham sourit.
— Tu devrais voir la salle de bains.
Kelsier éclata de rire et s’écarta pour laisser passer les autres. Plusieurs tunnels naturels partaient de la grotte, et une petite échelle de corde pendait au bas de la faille pour faciliter la remontée. Yeden et Demoux descendirent bientôt l’échelle pour pénétrer dans la caverne, les habits déchirés et salis par la descente. Ce n’était pas une entrée facile à franchir. Mais l’idée était justement là.
— Ravi de te voir, Kell, dit Ham. (C’était étrange de le rencontrer dans une tenue non dépourvue de manches. En fait, ses habits militaires paraissaient très formels, coupés soigneusement et agrémentés de boutons à l’avant.) Tu m’en amènes combien ?
— Un peu plus de deux cent quarante.
Ham haussa les sourcils.
— Alors le recrutement a accéléré ?
— Enfin, répondit Kelsier en hochant la tête.
Les soldats commencèrent à se laisser tomber dans la grotte et plusieurs des assistants de Ham s’avancèrent pour aider les nouveaux arrivants et les diriger le long d’un tunnel latéral.
Yeden alla rejoindre Kelsier et Ham.
— Cette caverne est incroyable, lord Kelsier ! Je n’étais encore jamais venu aux grottes. Pas étonnant que le Seigneur Maître n’ait pas trouvé les hommes ici !
— Le réseau est totalement sûr, répondit fièrement Ham. El n’existe que trois entrées, qui sont toutes des fissures comme celle-ci. Avec les bonnes fournitures, on pourrait défendre cet endroit indéfiniment contre une force d’invasion.
— Et puis, ajouta Kelsier, ce n’est pas le seul réseau de cavernes situé sous ces collines. Même si le Seigneur Maître était résolu à nous détruire, son armée pourrait passer des semaines à nous chercher sans jamais nous trouver.
— Formidable, dit Yeden, qui se tourna pour regarder Kelsier. Je me trompais sur votre compte, lord Kelsier. Cette opération… cette armée… eh bien, vous avez accompli ici quelque chose d’impressionnant.
Kelsier sourit.
— En réalité, vous aviez raison sur mon compte. Vous avez cru en moi au tout début – si nous sommes ici, c’est uniquement grâce à vous.
— Eh bien… sans doute que oui, n’est-ce pas ? répondit Yeden en souriant.
— Quoi qu’il en soit, dit Kelsier, j’apprécie votre confiance. Il va sans doute nous falloir un moment pour faire descendre tous ces hommes dans la crevasse – ça ne vous dérangerait pas de diriger les opérations ici ? J’aimerais m’entretenir un instant avec Hammond.
— Bien sûr, lord Kelsier.
Il y avait du respect dans sa voix – et même une nuance croissante d’adulation.
Kelsier désigna un point sur le côté. Ham fronça légèrement les sourcils, s’empara d’une lanterne, puis suivit Kelsier hors de la première caverne. Ils pénétrèrent dans un tunnel latéral et, une fois qu’ils eurent assez avancé pour que personne ne les entende, Ham s’arrêta en jetant un coup d’œil en arrière.
Kelsier s’immobilisa et haussa un sourcil.
Ham désigna l’entrée.
— Yeden a vraiment changé.
— J’ai cet effet sur les gens.
— Ça doit être ton impressionnante humilité, répondit Ham. Sérieusement, Kell. Comment est-ce que tu t’y prends ? Ce type te détestait pratiquement ; maintenant, il te regarde comme un gamin qui idolâtre son grand frère.
Kelsier haussa les épaules.
— Yeden n’a encore jamais fait partie d’une bande efficace – je crois qu’il commence à comprendre que nous avons réellement une chance. En à peine plus de six mois, nous avons rassemblé la rébellion la plus grande qu’il ait jamais vue. Ce genre de résultat suffit à convaincre même les plus obstinés.
Ham ne parut pas convaincu. Enfin, il haussa simplement les épaules et se remit en marche.
— De quoi est-ce que tu voulais me parler ?
— En fait, j’aimerais visiter les deux autres entrées, si c’est possible, répondit Kelsier.
Ham hocha la tête, désignant un tunnel latéral et ouvrant la marche. Le tunnel, comme la plupart des autres, n’avait pas été creusé par la main de l’homme ; c’était une extension naturelle du réseau de cavernes. Il existait des centaines de réseaux semblables dans l’ensemble du Dominât Central, même si tous n’étaient pas aussi étendus. Et il n’y en avait qu’un – les Fosses de Hathsin – où poussaient des géodes d’atium.
— Enfin bref, Yeden a raison, reprit Ham en se tortillant pour franchir une section étroite du tunnel. Tu as choisi un endroit formidable où cacher ces gens.
Kelsier hocha la tête.
— Divers groupes de rebelles se sont servis de ces réseaux de cavernes dans ces collines depuis des siècles. Leur proximité avec Luthadel est inquiétante, mais le Seigneur Maître n’a jamais mené d’assaut victorieux contre quiconque se cachait ici. Désormais, il se contente d’ignorer cet endroit – trop d’échecs, j’imagine.
— Je n’en doute pas, répondit Ham. Avec tous les recoins et goulets que recèlent ces grottes, ça doit être un sale endroit où se battre.
Il sortit du passage pour entrer dans une autre petite grotte. Celle-là aussi possédait une faille dans le plafond, et la lueur du jour s’y infiltrait faiblement. Un groupe de dix soldats montait la garde dans la pièce et se mit brusquement au garde-à-vous dès l’arrivée de Ham.
Kelsier hocha la tête d’un air approbateur.
— Dix hommes en permanence ?
— À chacune des trois entrées.
— Parfait, répondit Kelsier.
Il s’avança pour inspecter les soldats. Il portait les manches retroussées, dévoilant ses cicatrices, et il voyait les hommes les scruter. Il ne savait pas réellement ce qu’il devait inspecter, mais il s’efforçait de prendre l’air impitoyable. Il examina leurs armes – des bâtons pour huit des hommes, des épées pour les deux autres – et épousseta quelques épaules, bien qu’aucun des hommes ne porte d’uniforme.
Enfin, il se retourna vers un soldat qui portait un insigne à l’épaule.
— Qui laissez-vous sortir des grottes, soldat ?
— Seuls les hommes qui portent une lettre scellée par le général Hammond en personne, milord !
— Sans exception ? demanda Kelsier.
— Non, milord !
— Et si je voulais partir sur-le-champ ?
L’homme hésita.
— Hum…
— Vous m’en empêcheriez ! dit Kelsier. Personne n’est dispensé, soldat. Ni moi, ni votre camarade de chambrée, ni un officier – personne. S’ils ne portent pas ce sceau, ils ne sortent pas !
— Oui, milord ! répondit le soldat.
— Brave homme, dit Kelsier. Si tous vos soldats sont d’une telle qualité, général, alors le Seigneur Maître a de bonnes relisons de s’inquiéter.
Les soldats se rengorgèrent en entendant ces mots.
— Continuez comme ça, dit Kelsier en faisant signe à Ham de le suivre tandis qu’ils quittaient la pièce.
— C’était très gentil de ta part, dit doucement Ham. Ils attendent ta visite depuis des semaines.
Kelsier haussa les épaules.
— Je voulais simplement m’assurer qu’ils garderaient correctement la faille. Maintenant que tu as davantage d’hommes, je veux que tu postes des gardes à chacun des tunnels qui mènent aux sorties.
Ham hocha la tête.
— Ça me paraît quand même un peu extrême.
— Fais-moi plaisir, répondit Kelsier. Il suffirait d’un seul fugitif ou d’un mécontent pour tous nous trahir auprès du Seigneur Maître. C’est une bonne chose que tu aies le sentiment de pouvoir défendre cet endroit, mais s’il y a une armée campée dehors qui te coince à l’intérieur, cette armée nous deviendra totalement inutile.
— D’accord, répondit Ham. Tu veux voir la troisième entrée ?
— S’il te plaît, dit Kelsier.
Ham hocha la tête et le conduisit le long d’un deuxième tunnel.
— Ah oui, autre chose, dit Kelsier un peu plus loin. Rassemble des groupes de cent hommes – tous ceux en qui tu as confiance – pour qu’ils aillent marcher dans la forêt. Si quelqu’un vient à notre recherche, nous n’allons pas pouvoir cacher le fait que des tas de gens sont passés dans le coin. Mais on pourrait masquer suffisamment les traces pour que les pistes ne mènent nulle part.
— Bonne idée.
— J’en ai toujours plein, dit Kelsier tandis qu’ils entraient dans une autre caverne, plus grande que les deux précédentes.
Il s’agissait cette fois d’une salle d’entraînement. Des groupes d’hommes munis d’épées ou de bâtons s’entraînaient sous le regard d’instructeurs en uniforme. C’était Dockson qui avait eu l’idée des uniformes pour les officiers. Ils n’avaient pas les moyens d’équiper tous les hommes ce serait trop cher, et l’obtention de tant d’uniformes paraîtrait suspecte. Mais voir leurs chefs en uniforme aiderait à donner à ces hommes une impression de cohésion.
Ham s’arrêta à l’entrée de la pièce au lieu de continuer. Il étudia les soldats et déclara à voix basse :
— Il faudra qu’on parle de tout ça un de ces jours, Kell. Les hommes commencent à se sentir comme des soldats, mais… Eh bien, ce sont des skaa. Ils ont passé leur vie à travailler dans des champs ou des filatures. Je ne sais pas comment ils s’en sortiront quand on les amènera pour de bon sur un champ de bataille.
— Si on s’y prend bien, ils n’auront pas beaucoup à se battre, dit Kelsier. Les Fosses ne sont gardées que par quelques centaines de soldats – le Seigneur Maître ne peut pas poster trop d’hommes là-bas, sous peine de révéler l’importance de l’endroit. Nos mille hommes peuvent facilement s’emparer des Fosses, puis se retirer dès l’arrivée de la garnison. Les neuf mille autres devront peut-être affronter quelques escouades de gardes des Grandes Maisons et les soldats du palais, mais nos hommes devraient avoir l’avantage en nombre.
Ham hocha la tête, mais ses yeux trahissaient toujours son incertitude.
— Quoi ? demanda Kelsier, s’appuyant contre la gueule lisse de l’entrée de la caverne, hérissée de cristaux.
— Et quand on en aura fini avec eux, Kell ? demanda Ham. Une fois qu’on aura notre atium, on livrera la ville – et l’armée – à Yeden. Et ensuite ?
— Tout dépendra de Yeden, répondit Kelsier.
— Ils se feront massacrer, dit très doucement Ham. Dix mille hommes ne peuvent pas défendre Luthadel face à l’ensemble de l’Empire Ultime.
— Je compte leur donner une meilleure chance que tu ne le crois, Ham, dit Kelsier. Si on parvient à monter les nobles les uns contre les autres et à déstabiliser le gouvernement…
— Peut-être, dit Ham, toujours guère convaincu.
— Tu as approuvé le plan, Ham, dit Kelsier. C’est ce que nous avions l’intention de faire, depuis le début. Lever une armée, la livrer à Yeden.
— Je sais, répondit Ham, soupirant et s’appuyant contre le mur de la grotte. Je crois… Enfin, c’est différent, maintenant que je les dirige. Peut-être simplement que je ne suis pas censé avoir ce genre de responsabilités. Je suis un garde du corps, pas un général.
Je sais ce que tu ressens, mon ami, songea Kelsier. Je suis un voleur, pas un prophète. Parfois, on doit simplement tenir le rôle qu’impose la mission.
Kelsier posa la main sur l’épaule de Ham.
— Tu as fait du bon boulot ici.
— « As fait » ? demanda Ham après une pause.
— J’ai emmené Yeden pour qu’il te remplace. Dox et moi, on a décidé qu’il valait mieux qu’il les dirige un peu à son tour. Et puis on a besoin de toi à Luthadel. Il faut que quelqu’un rende visite à la garnison pour rassembler des informations, et tu es le seul qui possède des contacts militaires.
— Alors je rentre avec toi ? demanda Ham.
Kelsier hocha la tête.
Ham prit une mine déconfite un bref instant, puis se détendit souriant.
— Je vais enfin pouvoir retirer cet uniforme ! Mais tu crois que Yeden sera à la hauteur ?
— Comme tu l’as dit toi-même, il a beaucoup changé ces derniers mois. Et c’est vraiment un excellent administrateur – il fait un très bon boulot avec la rébellion depuis le départ de mon frère.
— Je suppose que…
Kelsier secoua la tête d’un air contrit.
— Nous sommes trop peu nombreux, Ham. Brise et toi êtes deux des seuls hommes à qui je sache pouvoir me fier, et j’ai besoin que tu rentres à Luthadel. Yeden n’est pas parfait pour cette tâche, mais cette armée lui appartiendra plus tard. Autant qu’il la dirige quelque temps. Et puis ça l’occupera ; il devient un peu susceptible au sujet de sa place dans la bande. (Kelsier marqua une pause avec un sourire amusé.) Je crois qu’il est jaloux de l’attention que j’accorde aux autres.
Ham sourit.
— Alors ça, c’est nouveau.
Ils se remirent en marche, laissant derrière eux la salle d’entraînement. Ils entrèrent dans un nouveau tunnel de pierre sinueux, qui descendait légèrement cette fois, à la seule lueur de la lanterne de Ham.
— Tu sais, reprit Ham au bout de quelques minutes, il y a autre chose que j’aime dans cet endroit. Tu l’as sans doute déjà remarqué mais parfois, c’est vraiment magnifique ici.
Kelsier n’y avait pas prêté attention. Il jeta un coup d’œil latéral tout en marchant. L’un des bords du tunnel était formé de minéraux tombant du plafond, de minces stalactites et stalagmites – évoquant des glaçons sales – qui fusionnaient pour former une sorte de rampe. Des minéraux scintillaient à la lumière de Ham, et le chemin, devant eux, paraissait figé sous la forme d’une tumultueuse rivière de matière en fusion.
Non, se dit Kelsier. Non, Ham, je ne vois pas sa beauté. D’autres hommes percevaient peut-être une forme d’art dans ces couches de couleurs et de roche fondue. Mais Kelsier ne voyait que les Fosses. Des grottes sans fin, dont la plupart descendaient tout droit. Il avait été contraint de se faufiler à travers des crevasses, plongeant dans les ténèbres, sans qu’on lui accorde la moindre lumière pour éclairer son chemin.
Souvent, il avait envisagé de ne pas remonter. Mais ensuite, il découvrait un cadavre dans les grottes – le corps d’un autre prisonnier, un homme qui s’était perdu ou avait peut-être simplement renoncé. Kelsier inspectait ses os à tâtons et se promettait de ne pas subir le même sort. Chaque semaine, il avait trouvé une géode d’atium. Chaque semaine, il avait évité l’exécution par coups brutaux.
Excepté la dernière fois. Il ne méritait pas d’être en vie – il aurait dû être tué. Mais Mare lui avait donné une géode d’atium en lui assurant qu’elle en avait trouvé deux cette semaine-là. Ce n’était qu’après l’avoir rendue qu’il avait découvert son mensonge. On l’avait battue à mort le lendemain. Sous les yeux de Kelsier.
Cette nuit-là, il avait basculé et acquis ses pouvoirs de Fils-des-brumes. La nuit suivante, des hommes étaient morts.
Beaucoup.
Le Survivant de Hathsin. Un homme qui ne devrait pas être en vie. Même après l’avoir regardée mourir ; je n’arrivais pas à décider si elle m’avait trahi ou non. M’avait-elle donné cette géode par amour ? Ou par culpabilité ?
Non, il ne voyait aucune beauté dans ces grottes. D’autres hommes avaient été rendus fous par les Fosses, terrifiés par l’exiguïté de l’espace. Ça ne lui était pas arrivé. Mais il savait que, quelles que soient les merveilles que puissent renfermer ces labyrinthes – si splendide soit le spectacle, si délicates ses beautés –, il ne les reconnaîtrait jamais. Pas alors que Mare était morte.
Il ne faut plus que j’y pense, décida Kelsier, tandis que la grotte paraissait s’assombrir autour de lui. Il regarda sur le côté.
— Bon, Ham. Vas-y. Dis-moi à quoi tu penses.
— Vraiment ? demanda Ham, impatient.
— Oui, répondit Kelsier, résigné.
— D’accord, dit Ham. Donc voilà ce qui m’inquiète depuis quelque temps les skaa sont-ils différents des nobles ?
— Évidemment, répondit Kelsier. Les aristocrates possèdent les terres et l’argent ; les skaa n’ont rien.
— Je ne parle pas d’économie – je parle de différences physiques. Tu sais ce que racontent les obligateurs, hein ?
Kelsier hocha la tête.
— Alors, c’est vrai ? Je veux dire, les skaa ont vraiment beaucoup d’enfants, et j’ai entendu dire que les aristocrates avaient du mal à se reproduire.
C’était ce qu’on appelait l’Équilibre. C’était ainsi, affirmait-on, que le Seigneur Maître limitait le nombre de nobles pour que les skaa puissent subvenir à leurs besoins, et qu’il s’assurait qu’il y ait toujours – malgré les coups et les meurtres aléatoires – assez de skaa pour faire pousser la nourriture et travailler dans les forges et filatures.
— J’ai toujours supposé que c’était simplement le discours du Ministère, avoua franchement Kelsier.
— J’ai vu des femmes skaa qui avaient au moins une dizaine d’enfants, dit Ham. Mais je ne peux pas nommer une seule grande famille noble qui en ait plus de trois.
— C’est culturel, tout simplement.
— Et la différence de taille ? On raconte qu’avant, on pouvait distinguer les skaa des nobles à l’œil nu. Ce n’est plus le cas, sans doute à cause du métissage, mais la plupart des skaa restent de petite taille.
— C’est une question de nutrition. Ils n’ont pas assez à manger.
— Et l’allomancie ?
Kelsier fronça les sourcils.
— Tu dois bien admettre qu’il y a là une différence physique, poursuivit Ham. Des skaa ne deviennent jamais Brumants à moins d’avoir du sang d’aristocrate dans leur ascendance lors des cinq dernières générations.
Cet élément-là, au moins, était exact.
— Les skaa pensent différemment des nobles, Kell, dit Ham. Même ces soldats sont timorés, et pourtant ce sont les plus courageux ! Yeden a raison au sujet de la population skaa – elle ne se rebellera jamais. Et si… et s’il existait réellement une différence physique ? Et si les nobles avaient des raisons de nous dominer ?
Kelsier s’immobilisa.
— Tu n’es pas sérieux.
Ham s’arrêta lui aussi.
— Je crois que… non, en effet. Mais je m’interroge, des fois. Les nobles possèdent l’allomancie, non ? Peut-être qu’ils sont censés dominer.
— Selon qui ? Le Seigneur Maître ?
Ham haussa les épaules.
— Non, Ham, dit Kelsier. Ce n’est pas normal. Rien de tout ça n’est normal. Je sais que c’est difficile à voir – les choses sont comme ça depuis très longtemps –, mais il y a de sérieuses anomalies dans les conditions de vie des skaa. Il faut que tu le croies.
Ham hésita, puis hocha la tête.
— Allons-y, dit Kelsier. Je veux voir l’autre entrée.
La semaine s’écoula lentement. Kelsier passa en revue les troupes, l’entraînement, la nourriture, les armes, les fournitures, les éclaireurs, les gardes, et à peu près tout ce qui lui traversa la tête. Plus important, il rendit visite aux hommes. Il les complimenta et les encouragea – et fit en sorte d’employer fréquemment l’allomancie devant eux.
Bien que de nombreux skaa aient entendu parler d’« allomancie », très peu connaissaient précisément ses capacités. Les Brumants nobles utilisaient rarement leurs pouvoirs devant d’autres gens, et les sang-mêlé devaient se montrer encore plus prudents. Les skaa ordinaires, même ceux des villes, ne connaissaient pas l’existence de phénomènes comme les Poussées d’acier ou la combustion du potin. Quand ils voyaient Kelsier voler dans les airs ou croiser le fer avec une force surnaturelle, ils l’attribuaient seulement à une « magie allomancienne » fourre-tout. Cette méprise ne le dérangeait aucunement.
Malgré toutes les activités de la semaine, il n’oublia jamais sa conversation avec Ham.
Comment peut-il même se demander si les skaa sont inférieurs ? songea Kelsier tandis qu’il prenait son repas à la haute table de la caverne de réunion centrale. Cette « pièce » massive était assez grande pour contenir toute l’armée de sept mille hommes, bien que beaucoup soient assis dans des salles latérales ou à l’entrée de tunnels. La grande table se dressait sur une saillie rocheuse à l’extrémité de la pièce.
Je m’inquiète sans doute trop. Ham avait tendance à réfléchir à des sujets qui n’effleureraient jamais les hommes sains d’esprit ; ce n’était là qu’un autre de ses dilemmes philosophiques. En fait, il semblait déjà avoir oublié ses inquiétudes. Il riait avec Yeden et savourait son repas.
Quant à Yeden, le chef rebelle dégingandé paraissait tout à fait satisfait de son uniforme de général et avait passé la semaine à prendre consciencieusement en note les explications de Ham concernant le fonctionnement de l’armée. Il paraissait se glisser tout naturellement dans ce rôle.
En fait, Kelsier semblait être le seul à ne prendre aucun plaisir à ce festin. La nourriture de ce soir-là – apportée tout spécialement pour l’occasion sur les péniches – était humble selon ses critères aristocratiques, mais beaucoup plus raffinée que l’ordinaire de ces soldats. Ces hommes dégustaient ce repas avec une gaieté turbulente, buvant leur petite ration de bière et savourant le moment.
Malgré tout, Kelsier s’inquiétait. Pour quoi ces hommes pensaient-ils se battre ? Ils paraissaient s’enthousiasmer au sujet de leur entraînement, mais c’était peut-être simplement lié à la régularité des repas. Croyaient-ils réellement qu’ils méritaient de renverser l’Empire Ultime ? Que les skaa étaient inférieurs aux nobles ?
Kelsier percevait leurs réserves. Beaucoup de ces hommes étaient conscients du danger à venir, et seules les règles de sortie très strictes les empêchaient de s’enfuir. Malgré leur enthousiasme à parler de leur entraînement, ils évitaient de mentionner leur tâche finale s’emparer du palais et des remparts de la ville, puis tenir la garnison de Luthadel à distance.
Ils ne se croient pas capables de réussir, devina-t-il. Ils ont besoin de confiance. Les rumeurs me concernant sont un début, mais…
D’un coup de coude, il attira l’attention de Ham.
— Y a-t-il des hommes qui t’aient donné des problèmes en matière de discipline ? demanda Kelsier tout bas.
Ham fronça les sourcils face à cette étrange question.
— Deux ou trois, évidemment. Je crois qu’il y a toujours des dissidents dans un groupe aussi important.
— Quelqu’un en particulier ? demanda Kelsier. Des hommes qui ont voulu partir ? J’ai besoin de quelqu’un qui exprime franchement son opposition à nos activités.
— Il y en a deux ou trois au cachot en ce moment même, répondit Ham.
— Et dans cette pièce ? demanda Kelsier. De préférence assis à une table qu’on voie d’ici ?
Ham réfléchit un moment, balayant la foule du regard.
— L’homme à la cape rouge assis à la deuxième table. On l’a pris à essayer de s’enfuir il y a deux semaines.
L’individu en question était maigre et nerveux ; il se tenait assis à sa table dans une posture voûtée et solitaire.
Kelsier secoua la tête.
— J’ai besoin de quelqu’un d’un peu plus charismatique.
Ham se frotta le menton, songeur. Puis il désigna une autre table.
— Bilg. Le type costaud assis à la quatrième table, là-bas, sur la droite.
— Je le vois, répondit Kelsier.
Bilg était un homme musclé arborant un gilet et une barbe.
— Il est trop intelligent pour faire preuve d’indiscipline, dit Ham, mais il nous a donné du mal ces derniers temps. Il croit que nous n’avons aucune chance contre l’Empire Ultime. Je l’enfermerais bien, mais je ne peux pas vraiment punir un homme pour avoir exprimé tout haut sa peur – sinon, il faudrait que je fasse de même pour la moitié de l’armée. Et puis c’est un guerrier trop doué pour qu’on y renonce facilement.
— Il est parfait, répondit Kelsier.
Il brûla du zinc, puis se tourna vers Bilg. Bien que le zinc ne lui permette pas de lire les émotions de cet homme, il était possible – quand on brûlait ce métal – d’isoler un unique individu à apaiser ou exalter, tout comme on pouvait isoler un morceau de métal parmi des centaines sur lequel exercer une Traction.
Malgré tout, comme il était difficile d’isoler Bilg au cœur d’une si grande foule, Kelsier se concentra simplement sur toute la tablée d’hommes, gardant leurs émotions « en main » pour s’en servir plus tard. Ensuite, il se leva. Lentement, le silence retomba dans la grotte.
— Messieurs, avant de partir, je souhaite exprimer une dernière fois à quel point cette visite m’a impressionné.
Ses mots résonnèrent dans la pièce, amplifiés par l’acoustique naturelle de la grotte.
— Vous devenez une très belle armée, reprit-il. Veuillez m’excuser de vous voler le général Hammond, mais je laisse à sa place un homme extrêmement compétent. Beaucoup d’entre vous connaissent le général Yeden – vous savez qu’il est depuis de nombreuses années chef de la rébellion. J’ai confiance en sa capacité à faire de vous des soldats encore meilleurs.
Il se mit à exalter Bilg et ses compagnons pour enflammer leurs émotions, partant du principe qu’ils ne partageraient pas son avis.
— C’est une tâche colossale que je vous demande, poursuivit Kelsier sans regarder Bilg. Les skaa extérieurs à Luthadel – et en réalité, la plupart des skaa où que ce soit – n’ont aucune idée de ce que vous vous apprêtez à faire pour eux. Ils ignorent tout de l’entraînement que vous subissez et des batailles que vous allez livrer. Mais ils en récolteront les bénéfices. Un jour, ils vous qualifieront de héros.
Il exalta les émotions de Bilg d’un cran supplémentaire.
— La garnison de Luthadel est puissante, dit Kelsier, mais nous pouvons la vaincre – surtout si nous prenons les murs de la ville rapidement. N’oubliez pas pourquoi vous êtes venus ici. Il ne s’agit pas simplement de manier une épée ou de porter un casque. Il s’agit d’une révolution telle que le monde n’en a jamais connu – de nous emparer du gouvernement, d’évincer le Seigneur Maître. Ne perdez jamais de vue votre but.
Kelsier marqua une pause. Du coin de l’œil, il voyait de sombres expressions chez les hommes de la table de Bilg. Enfin, au cœur du silence, Kelsier entendit un commentaire marmonné à cette table – porté par l’acoustique de la grotte à de nombreuses oreilles.
Kelsier fronça les sourcils et se tourna vers Bilg. La grotte tout entière parut devenir encore plus silencieuse.
— Vous avez dit quelque chose ? demanda Kelsier.
C’est maintenant, l’instant décisif. Va-t-il résister ou se laisser intimider ?
Bilg soutint son regard. Kelsier l’exalta à pleine puissance. Il en fut récompensé lorsque Bilg se leva de sa table, le visage rouge.
— Oui, mïlord, aboya le colosse. J’ai bien dit quelque chose. J’ai dit que certains d’entre nous n’ont pas perdu notre « but » de vue. On y pense chaque jour.
— Et pourquoi donc ? demanda Kelsier.
Des murmures de mécontentement commencèrent à s’élever au fond de la grotte tandis que les soldats transmettaient les nouvelles à ceux qui se trouvaient trop loin pour entendre.
Bilg inspira profondément.
— Parce que, milord, nous pensons que vous nous envoyez au suicide. Les armées de l’Empire Ultime sont bien plus importantes qu’une seule garnison. Peu importe qu’on parvienne à s’emparer des murs – on finira quand même par se faire massacrer. On ne renverse pas un empire avec quelques milliers de soldats.
Parfait, songea Kelsier. Je suis désolé, Bilg. Mais il fallait que quelqu’un le dise, et ça ne pouvait pas être moi.
— Je vois que nous sommes en désaccord, dit Kelsier très fort. Moi, je crois en ces hommes et en leur but.
— Et moi, je crois que vous êtes un crétin qui se berce d’illusions, brailla Bilg. Et j’ai été un crétin plus grand encore de venir dans ces saletés de grottes. Si vous êtes tellement certain de nos chances, alors pourquoi personne ne peut partir ? On est prisonniers ici en attendant qu’on nous envoie nous faire tuer !
— Vous êtes en train de m’insulter, lâcha Kelsier sur un ton cassant. Vous savez très bien pourquoi les hommes n’ont pas le droit de s’en aller. Pourquoi voulez-vous partir, soldat ? Êtes-vous tellement impatient de vendre vos compagnons au Seigneur Maître ? Une poignée de castelles en échange de quelques milliers de vies ?
Bilg s’empourpra encore davantage.
— Je ne ferais jamais rien de tel, mais je ne compte certainement pas vous laisser m’envoyer mourir non plus ! Cette armée est un gâchis.
— Vos propos parlent de trahison, dit Kelsier, qui se retourna pour balayer la foule du regard. Il n’est pas approprié qu’un général combatte un homme placé sous ses ordres. Y a-t-il ici un soldat qui souhaite défendre l’honneur de la rébellion ?
Aussitôt, quelques dizaines d’hommes se levèrent. Kelsier en remarqua un en particulier. Il était plus petit que les autres, mais possédait cette simplicité et cet enthousiasme que Kelsier avait remarqués plus tôt.
— Capitaine Demoux.
Aussitôt, le jeune capitaine se précipita.
Kelsier tendit la main, saisit sa propre épée et la lui jeta.
— Vous savez vous servir d’une épée, jeune homme ?
— Oui, milord !
— Que quelqu’un aille chercher une épée pour Bilg et deux cuirasses. (Kelsier se tourna vers Bilg.) Les nobles ont une tradition. Quand un litige oppose deux hommes, ils le règlent au moyen d’un duel. Battez mon champion et vous serez autorisé à partir.
— Et si c’est lui qui me bat ? demanda Bilg.
— Alors vous serez mort.
— Je le suis de toute façon si je reste, répondit Bilg, acceptant l’épée que lui tendait un soldat tout proche. J’accepte vos conditions.
Kelsier hocha la tête et fit signe à plusieurs hommes d’écarter les tables pour dégager un espace devant la haute table. Les autres commencèrent à se lever et à se rassembler pour regarder le combat.
— Kell, qu’est-ce que tu fais ? siffla Ham à ses côtés.
— Quelque chose de nécessaire.
— De nécessaire… ? Kelsier, ce garçon n’est pas de taille à affronter Bilg ! J’ai confiance en Demoux, c’est bien pour ça que je l’ai promu, mais ce n’est pas un si grand guerrier. Bilg est l’un des meilleurs combattants de toute l’armée !
— Et les hommes le savent ? demanda Kelsier.
— Évidemment, répondit Ham. Annule ce duel. Demoux fait pratiquement la moitié de la taille de Bilg – il est désavantagé en matière d’allonge, de force et d’adresse. Il va se faire massacrer !
Kelsier ignora sa requête. Il resta assis en silence tandis que Bilg et Demoux soupesaient leur arme et que deux soldats leur attachaient leur cuirasse de cuir. Quand ce fut terminé, Kelsier agita la main pour signaler le début du combat.
Ham poussa un gémissement.
Le combat serait bref. Les deux hommes portaient des épées longues et une armure très sommaire. Bilg s’avança d’un pas confiant, agitant l’épée en direction de Demoux pour tester le terrain. Le jeune homme était au moins compétent – il parait les coups, mais dévoilait beaucoup ses capacités par la même occasion.
Inspirant profondément, Kelsier brûla de l’acier et du fer.
Bilg porta un coup de taille et Kelsier repoussa légèrement la lame sur le côté, ce qui laissa à Demoux la place d’esquiver. Le jeune homme tenta une botte que Bilg para très facilement. Le plus costaud des deux hommes enchaîna par une riposte qui fit reculer Demoux en titubant. Demoux tenta de bondir pour esquiver le dernier coup, mais trop lentement. La lame tomba avec une atroce inéluctabilité.
Kelsier attisa son fer – prenant appui sur un support de lanterne derrière lui – puis s’empara des clous de fer sur le gilet de Demoux. Il exerça une Traction tandis que Demoux bondissait, attirant le jeune homme en arrière selon un petit arc qui l’éloigna de Bilg.
Demoux atterrit en titubant maladroitement et l’épée de Bilg heurta violemment le sol de pierre. Bilg leva les yeux, surpris, tandis qu’un murmure de stupéfaction parcourait la foule.
Avec un grognement, Bilg se précipita, brandissant son arme. Demoux para le coup puissant, mais Bilg envoya valser l’arme du jeune homme d’un coup négligent. Bilg frappa de nouveau et Demoux leva la main en un réflexe de défense.
Kelsier exerça une Poussée, figeant l’arme de Bilg en plein mouvement. Demoux se redressa, main levée, comme s’il venait d’arrêter l’arme de son agresseur par la pensée. Ils restèrent tous deux immobiles, Bilg cherchant à faire bouger son épée, Demoux fixant sa propre main avec une crainte respectueuse. Demoux se redressa davantage et avança la main d’un air hésitant.
D’une Poussée, Kelsier renversa Bilg en arrière. Le grand guerrier bascula au sol avec un cri de surprise. Quand il se leva un instant plus tard, Kelsier n’eut pas besoin d’exalter ses émotions pour le mettre en colère. Il hurla de rage, agrippant son épée à deux mains et se précipitant vers Demoux.
Certains ne savent pas quand s’arrêter, songea Kelsier tandis que Bilg frappait.
Demoux esquiva. Kelsier repoussa le jeune homme sur le côté, hors d’atteinte. Puis Demoux se retourna, agrippant sa propre épée à deux mains et porta un coup de taille à Bilg. Kelsier saisit l’arme de Demoux en plein mouvement et tira vigoureusement dessus, projetant l’épée vers l’avant en attisant énergiquement son fer.
Les épées s’entrechoquèrent violemment et le coup de Demoux, renforcé par Kelsier, fit voler l’arme de Bilg hors de ses mains. Il y eut un craquement sonore et le solide gaillard tomba à terre – totalement déséquilibré par l’impact du coup de Demoux. L’arme de Bilg rebondit sur le sol de pierre un peu plus loin.
Demoux s’avança, levant son arme au-dessus d’un Bilg hébété. Puis il s’arrêta. Kelsier brûla du fer pour se saisir de l’arme et la baisser de force, afin de porter un coup mortel, mais Demoux résista.
Kelsier hésita. Cet homme devrait mourir, se dit-il, furieux. Au sol, Bilg gémissait doucement. Kelsier distinguait à peine son bras tordu, l’os brisé par la puissance du coup. Il saignait.
Non, se dit Kelsier. Ça suffit.
Il relâcha l’arme de Demoux. Ce dernier baissa son épée, regardant fixement Bilg. Puis Demoux leva les mains, qu’il étudia avec émerveillement, les bras légèrement tremblants.
Kelsier se leva et la foule se tut une fois de plus.
— Pensez-vous que je vous enverrais affronter le Seigneur Maître sans préparation ? demanda Kelsier d’une voix forte. Croyez-vous que je vous enverrais simplement mourir ? Vous vous battez pour ce qui est juste, messieurs ! Vous vous battez pour moi. Je ne vous laisserai pas seuls lorsque vous irez affronter les soldats de l’Empire Ultime.
Kelsier leva la main dans les airs, brandissant une minuscule barre de métal.
— Vous en avez entendu parler, n’est-ce pas ? Vous connaissez les rumeurs concernant le Onzième Métal ? Eh bien, je le possède – et je vais m’en servir. Le Seigneur Maître va mourir !
Les hommes l’acclamèrent.
— Et ce n’est pas notre seul outil ! hurla Kelsier. Vous avez, soldats, un pouvoir inestimable en vous ! Vous avez entendu parler de la magie secrète qu’utilise le Seigneur Maître ? Eh bien, nous possédons la nôtre. Festoyez, mes soldats, et ne craignez pas la bataille à venir. Attendez-la avec impatience !
Des vivats éclatèrent dans toute la pièce, et Kelsier demanda d’un signe de la main que l’on serve encore davantage de bière. Deux serviteurs se précipitèrent pour aider à faire sortir Bilg de la pièce.
Quand Kelsier se rassit, Ham affichait une mine franchement pensive.
— Je n’aime pas ça, Kell, dit-il.
— Je sais, répondit doucement Kelsier.
Ham s’apprêtait à poursuivre, mais Yeden se pencha vers lui.
— C’était incroyable ! Je… Kelsier, je ne savais pas ! Vous auriez dû me dire que vous pouviez transmettre vos pouvoirs aux autres. Avec de telles capacités, comment pourrions-nous perdre ?
Ham posa la main sur l’épaule de Yeden pour le repousser sur son siège.
— Mangez, ordonna-t-il. (Puis il se tourna vers Kelsier, rapprocha sa chaise et lui parla tout bas.) Kell, tu viens de mentir à toute mon armée.
— Non, Ham, répondit doucement Kelsier. J’ai menti à mon armée.
Ham marqua une pause. Puis son visage s’assombrit. Kelsier soupira.
— Ce n’était qu’un mensonge partiel. Ils n’ont pas besoin d’être des guerriers, simplement d’avoir l’air menaçant assez longtemps pour qu’on s’empare de l’atium. Une fois qu’on l’aura, on pourra soudoyer la garnison et nos hommes n’auront même pas à se battre. C’est pratiquement la même chose que ce que je leur ai promis.
Ham ne répondit pas.
— Avant qu’on parte, dit Kelsier, je veux que tu choisisses une dizaine de nos soldats les plus fiables et les plus dévoués. On les renverra à Luthadel – en leur faisant jurer de ne pas révéler où se trouve l’armée – afin que la rumeur de cette soirée puisse se répandre parmi les skaa.
— Alors tout ça ne sert qu’à flatter ton ego ? aboya Ham.
Kelsier secoua la tête.
— Parfois, on doit faire des choses qu’on trouve déplaisantes, Ham. J’ai peut-être un ego considérable, mais j’agis pour une tout autre raison.
Ham resta un moment assis, puis retourna à son repas. Il ne mangea pas, cependant – il resta simplement assis à fixer le sang répandu sur le sol devant la haute table.
Ah, Ham, songea Kelsier, si seulement je pouvais t’expliquer les choses.
Des complots derrière les complots, des plans derrière les plans.
Il y avait toujours un autre secret.